Sociétés paysannes alpines
Au sujet des sociétés paysannes alpines, Werner Bätzing décrit cinq systèmes d'utilisation économique de l'arc alpin, classés dans une orientation écologique reposant sur les relations réciproques homme-nature et société-environnement.
Les prédateurs de gibiers :
les chasseurs-cueilleurs
La transhumance :
Très ancienne, elle concerne les régions voisines des zones méditerrannéennes au niveau de l'étage alpin.
L'économie paysanne latine
Elle est basée sur la culture des champs (seigle, orge, légumes) et l'élévage (laitier) dans les zones sèches intra-alpines et les parties méridionales alpines où le climat méditerranéen se fait sentir.
L'économie paysanne germanique :
L'élevage prédomine par rapport à la culture des champs avec une valorisation du flanc septentrional humide impropre à la culture des céréales due à l'abondance des précipitations.
L'économie des Walser et les fermes d'élevage:
Les fermes d'élevage (Les Masi alpestri, les Schwaighöfe, ou les Armentare, dans les zones ladines dolomitiques) occupent dans les Alpes orientales les surfaces des étages supérieurs de la végétation. Les Schwaigen, construits par les seigneurs féodaux à haute altitude, sont dédiés exclusivement à l'élevage bovin (Tirol).
Les Walser, originaires de la haute vallée du Rhône (Goms), s'installent de manière permanente dans des lieux adaptés en tête des hautes vallées. Les femmes s'occupent de tous les travaux de l'agriculture de montagne tandis que les hommes se concentrent soit sur le transport de marchandises à travers les cols alpins comme porteurs avec ou sans l'aide des bêtes de somme, ou bien ils se consacrent au commerce avec les marchés des plaines.
Au-delà d'une certaine altitude, il n'y a guère que l'utilisation de la force motrice de l'eau ou le tourisme qui puissent tirer un certain parti de ces immenses zones de rochers, d'éboulis, de glaces et de neige.
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Une vie dans le Queyras
D’après Jean-Claude Duclos
S’adapter à un milieu difficile
Les sociétés alpines ont dû depuis longtemps s’adapter à un univers hostile ; l’altitude, la verticalité, le froid et l’isolement apparent représentent un ensemble de difficultés qui n’auraient pu être surmontées sans la solidarité et la gestion méticuleuse des ressources.
Ces communautés cherchaient-elles un refuge en altitude ou voulaient-elles conquérir de nouveaux espaces ?
Les produits de l’élevage constituaient l’essentiel de leurs richesses. Elles se protégeaient du froid en vivant auprès des animaux, et se déplaçaient en fonction des saisons à la recherche d’une herbe plus substantielle. La vie quotidienne était organisée autour ces mouvements migratoires.
La sédentarisation est apparue avec la production des céréales utilisées pour la fabrication du pain. La nécessité de posséder un lopin de terre pour cultiver les céréales a souvent conduit à la création de villages. L’urbanisme tenait compte d’un certain nombre de critères : proximité des terres arables, ensoleillement, sites préservés des catastrophes naturelles (avalanches, érosion, crues, etc.).
L’organisation collective impliquait un regroupement des habitations que les risques de propagation des incendies limitaient à la dimension de hameau.
Valorisation des ressources du territoire alpin
À proximité des maisons se tient le potager où les pois, les lentilles, les navets et les patates, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, constituent l’essentiel des récoltes. Plus haut, des cultures de seigle, d’orge et d’avoine s’étendent en bandes étroites et longues sur les pentes.
Plus loin, les prairies de fauche, savamment irriguées, fournissent le fourrage pour l’hiver. À un niveau supérieur, les prairies d’altitude à l’herbe courte, mais de grande valeur nutritionnelle procurent le foin de montagne. Enfin, au-delà, entre 1500 et 2500 m d’altitude dans les zones subalpines et alpines, se trouvent les alpages qui accueillent les animaux pendant la saison estivale. Le lait de qualité produit est transformé en fromage. Durant les 5 mois les plus cléments de l’année, une activité humaine intense anime de vastes territoires.
Dès le mois d’avril, on provoque l’accélération de la fonte des neiges en jetant de la terre et parfois passant une herse de façon à laisser des traces noires favorisant la captation de la chaleur solaire et donc la disparition du manteau neigeux.
Le fumier porté à dos de mulet est répandu sur les lopins de terre. Différents types de charrues adaptés à la morphologie du terrain et la qualité du sol sont utilisés.
Lorsque la terre est labourée et fertilisée, on sème les céréales de printemps, l’avoine et l’orge. En ce qui concerne le seigle dont le cycle de maturation est plus long, cette opération sera réalisée mi-août. La récolte sera effectuée seulement l’année suivante à la fin de l’été. Les épis n’ayant pas toujours atteint la maturité, ils doivent être exposés au soleil dans des séchoirs orientés au sud. L’alternance triennale est une pratique courante. Compte tenu de l’importance de cette céréale, le paysan doit prévoir une année à l’avance le nombre et la superficie des parcelles à ensemencer.
Une activité rurale intense
Au printemps, l’activité devient dense. Elle est organisée et régie par les chefs de quartiers ou procureurs. Chaque famille apporte sa contribution pour, l’entretien ou la rénovation des équipements collectifs, de la fontaine ou du four, des chemins, des canaux d’irrigation. C’est la période, avant le labourage des jachères, où l’on constitue la réserve de bois. Celui-ci est utilisé en priorité pour la cuisson des aliments et accessoirement le chauffage ; car c’est surtout la chaleur animale qui tient lieu de radiateur. La bouse séchée fait parfois office de combustible. Le bois sert également à la fabrication du mobilier et de certains objets.
En juillet on récolte ce qui va devenir le foin et nourrira le bétail pendant les 265 jours où il ne peut brouter l’herbe fraiche. Entre juin et octobre est constitué un stock de fourrage qui couvrira les besoins de toute la période hivernale.
Le mois de juin écoulé, les animaux sont conduits sur l’alpage où ils passeront l’été. Là le lait sera transformé en fromage sur place ou descendu à dos de mulet vers la fruitière du village.
Le pain
En septembre, on récolte l’orge et l’avoine. Octobre le regain complète la provision de foin pour l’hiver. C’est aussi durant cette période que l’on procède à la cuisson du pain, en certains endroits, une seule fois par an. La farine de seigle, moulue au moulin hydraulique, est associée au levain. Les miches sont estampillées de la marque familiale. Le pain rapidement rassis est découpé à l’aide d’un couperet (appelé chanestré en Queyras) utilisé trempé dans la soupe ou le lait.
La maison
La saison froide arrive et la maison va accueillir hommes et animaux durant les 5 longs mois de l’hiver montagnard.
À l’entrée, dans un vaste couloir, la cour, on dépose les outils, harnais, etc. Ce vestibule donne accès aux autres pièces de la demeure et favorise également leur aération.
Au rez-de-chaussée, la pièce principale, solidement construite contre la pente rocheuse et souvent voutée, offre un refuge relativement confortable aux individus et leurs bêtes, dont la proximité, reste une constante dans l’arc alpin. Cette promiscuité permet de pallier le manque de bois de chauffage, mais crée aussi une relation d’intimité avec l’animal dont la présence est vitale pour l’homme.
À l’étage, le fourrage et le grain sont entreposés. Ainsi, la cellule familiale peut-elle affronter l’hiver.
Les activités hivernales
Les femmes après avoir pris soin des enfants, achevé la traite et les travaux ménagers cardent, filent et cousent tandis que les hommes rivalisent d’adresse dans la sculpture du bois. Ainsi, réalisent-ils du mobilier destiné à l’aménagement de la maison, vaisseliers, lits, berceaux, armoires, etc., mais également quantité d’ objets divers allant du plumier ou de la salière au rouet, ou la quenouille ou encore le tambour à dentelle offerts par le futur marié à sa promise.
Ces créations artisanales révèlent une identité commune, mais aussi individuelle qui s’exprime au travers d’une signature ou d’une maxime apposée sur l’objet.
Règles communautaires et liberté individuelle
Les contraintes, les responsabilités et les devoirs acceptés pour une vie collective harmonieuse n’entravent en rien la liberté de chacun à s’exprimer.
Les liens familiaux et sociaux sont très étroits. La communauté est très soudée. La solidarité est le véritable ciment des populations de montagne.
L’organisation des sociétés paysannes est placée sous le signe de la démocratie. Ainsi, dans le Queyras par exemple, les chefs de famille, ou procureurs élus décident en alternance du bon fonctionnement des équipements, du four, de la fontaine, des chemins, canaux, des tours d’arrosage et corvées diverses.
Un peuple de migrants
Contrairement aux apparences, les gens des Alpes ne sont jamais restés isolés. Cette propension au déplacement favorise l’ouverture d’esprit, le développement culturel.
L’altitude est un facteur déterminant de la nécessité pour les montagnards de vivre en mouvement ; la transhumance, le commerce des produits comme le lait, les fromages, les viandes, les peaux, les migrations vers les zones d’emploi. La relation avec, les vallées, les plaines, les villes et le monde revêt une importance vitale
Pour autant, les gens de l’Alpe ne renient jamais leurs origines. Migrants vers la métropole ou vers l’étranger à la recherche de conditions moins rigoureuses, ils reviendront souvent dans leur village, ne serait-ce que le temps des vacances ou de la retraite.
La rareté des ressources a toujours orienté les habitants de l’Alpe vers la pluriactivité. Ainsi au XIXe siècle, l’arrivée des touristes et des alpinistes est à l’origine du métier de guide, Gaspard de la Meije ou Joseph Rodier de la Bérarde représente des exemples célèbres de cette catégorie professionnelle qui ne sacrifie jamais totalement l’activité pastorale.
C’est à la fin de la Première Guerre et encore davantage après la Seconde Guerre mondiale que le mode de vie des gens de l’Alpe va connaître de profonds bouleversements.
L’extinction d’un mode de vie
L’équilibre, espace-homme-animal, est rompu en raison de multiples facteurs ; réduction de la population masculine du fait des guerres et des migrations, l’exode vers les villes où les conditions de vie sont moins rudes, etc.
Aujourd’hui, les montagnards cherchent à préserver un développement durable fondé sur une économie touristique et sur la mise en place de réserves, de parcs naturels régionaux ou nationaux.
Des gens de l’alpe ne subsistent plus que peu de traces difficiles à conserver. L’architecture rurale agropastorale par exemple souffre d’un problème d’adaptation aux nouveaux usages touristiques.
Mais outre les musées, quelques repères témoignent d’un passé révolu.
En 1968, dans le Queyras, la création par le Syndicat des artisans d’art en meubles et objets sculptés du Queyras du label « Vrai Queyras Artisanal de tradition » atteste de la maintenance d’une pratique de la sculpture sur bois. Même si les Queyrassins ne peuvent prétendre à une exclusivité dans ce domaine, cette activité a permis à des familles de rester au pays en vivant de leur savoir-faire.
En 1976, à Villars d’Arène en Oisans, la cuisson annuelle du pain revient à l’ordre du jour. La rareté du bois est à l’origine de cette tradition qui donne désormais lieu à deux fêtes annuelles, une au printemps, l’autre en automne, générant ainsi deux évènements touristiques importants des Alpes du Sud.
La création de la fête de la transhumance à Die en 1991, constitue une nouvelle empreinte du passé agropastoral alpin.
Ces différents vestiges d’une vie pastorale alpine révèlent la distance qui nous sépare de ces modes d’existence qui ont cependant permis à des communautés de réaliser des projets et satisfaire des besoins en parfaite harmonie avec l’espace montagnard.